ORALITE AFRICAINE ET MONDIALISATION
ORALITE AFRICAINE ET MONDIALISATION NOKE SIMON FRANCIS Doctorant en Littérature et Civilisations africaines INTRODUCTION Il y a des sujets qui transportent les hommes vers les cimes de leurs cultures profondes. Il y a d’autres qui tout en imposant une logique d’immersion dans la culture profonde des hommes, posent dans une logique constructive, des interrogations présentes voire sempiternelles. Le sujet de l’oralité fait partie de cette dernière logique et ouvre un pan de voile à une situation qui, loin d’avoir cessée d’être actuelle, inscrit l’homme dans son passé et impose une vision futuriste impliquant elle-même, les questions de ses redéfinitions, de ses révisions, etc. Si l’oralité est, en tant que principe de vie, primauté, prévalence d’un système social basé sur la transmission oral (et de toutes les activités sous-jacentes) de la pensée et des actes culturels collectifs au détriment d’une écriture, elle a, symbolisé et matérialisé l’essentiel du vécu du monde et bien particulièrement celui des peuples africains. La question qu’elle pose, dépasse de loin, les tourments d’une vile et inerte interrogation. Il s’agit ici, de dire, si l’on peut encore être valablement « oral » à l’ère de la mondialisation ? Autrement dit, peut-on encore, aujourd’hui vivre, comme en Afrique précoloniale, où la vie sociale, culturelle, politique, artistique était faite avec et autour de la seule parole, qui se transmettait dès lors de bouches à oreilles, de générations en générations ? Bien, plus à l’heure des échanges tous azimuts, à l’heure où l’on parle de civilisation de l’universelle, à l’heure où la planète tout entière est engagée au rendez-vous du donner et du recevoir, pouvons nous rester valablement oral ? I- L’OMNIPRESENCE DE L’ORALITE S’il est des vérités qui restent éternelles, s’il y est des essences qui restent immuables, il est du reste, possible d’affirmer, que l’homme est la parole. Elle fait partie de son être et n’a de sens qu’à travers l’homme. Elle et lui sont donc, consubstantiels et se présupposent bilatéralement. Si nous postulons ici pour l’omniprésence de l’oralité, quelles sont nos raisons ? Et surtout quel est notre argumentaire ? I-1 LES ORIGINES DU MONDE L’un des premiers livres, le best-seller de tous les temps, objet de passions, de folies et aussi et irrémédiablement le livre le plus assis sur le plan de la pensée pratique est : La Bible. Oui, mais pourquoi ce livre ? A la réponse, nous disons qu’il est ce livre qui consacre les fondements de la pensée humaine nue et crue. Elle est le livre, fondement, définissant l’homme, sa nature, et surtout sa destinée. Mais, notre but ici, n’est pas d’évoquer sa prégnance dans la vie des hommes (encore faut-il les mettre d’accord sur la question de la foi), mais nous la convoquons ici, car elle est une arme à notre argumentaire. L’un des évangiles qui servira à notre cause ici, est : Évangile selon Jean. Et, précisément dans son chapitre intitulé : La parole faite chair, Jean, disciple de Jésus, nous montre comment dès la genèse de la création de l’homme et de l’univers, la parole bienfaitrice, créatrice s’est imposée comme incontournable dans l’acte existentiel. C’est ainsi que, Jean dit : Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. Partant de cette acception, la parole fonde l’être constitutif de la personne humaine puisque par extension, l’homme a été fait à l’image de Dieu lui-même. La parole étant donc en l’homme, elle l’accompagne de tout temps et dans tout lieu. Elle est donc omniprésente comme Dieu lui-même. La parole est donc partout et éternelle. I-2 L’ORALITE ET LES PREMIÈRES CIVILISATIONS HUMAINES En un sens, nous pouvons rapporter, la définition du terme : Oralité à celle de la littérature Orale. Et dans ce sens, nous pouvons dire que l’oralité est : « l’usage esthétique du langage non écrit et d’autre part l’ensemble des connaissances et les activités qui s’y rapportent. » En Afrique en général, depuis la nuit des temps, la primauté de la transmission par la parole, des connaissances et des actes culturels est une réalité indubitable. Si « en Afrique, la littérature écrite apparut vers 1900 » il, faut dire qu’en Afrique : « contrairement à certaines idées reçues, la littérature écrite (certains peuples d’Afrique noire connurent précocement l’écriture :[l’écriture Bamoun, les hiéroglyphes] ) est toujours demeurée secondaire par rapport à la littérature orale, féconde, multiple .» Cette place secondaire attribuée à la littérature écrite vient de la fonction sociale de l’oralité dans les premières civilisations humaines. De nombreux ethnologues comme : Geneviève C. Griaule expliquant cette fonction sociale de la parole dans l’acte social des peuples dits primitifs a pu dire : Dans la mesure où tout acte social suppose un échange de paroles, où tout acte individuel est lui-même une manière de s’exprimer, la "parole" est parfois synonyme d’action entreprise…Considérée sous l’angle du social, la parole est aussi l’expression des règles qui rendent possible la vie en société, et dont la connaissance est transmission est transmise par l’enseignement oral. Dans l’Afrique de l’Ouest traditionnelle, la parole prenait tellement d’acuité qu’elle avait une fonction de propagande politique. Ceci, à travers les griots qui sont des chanteurs et parfois médecins, historiens ayant eux-mêmes reçus leurs connaissances d’une longue tradition de faits transmise de générations en génération, de bouches à oreilles, et souvent, suite à un enseignement propédeutique ou à un rite de passage qui n’était pas sans dangers. Marcel Griaule aussi, dans son livre sur les Dogons a pu montrer comment les mythes et les légendes de l’Afrique jouent un rôle dans le fondement de la compréhension de l’évolution humaine. Tout comme les célèbres épopées comme celle de Gilgamesh qui narre l’histoire tragique du roi Gilgamesh, au même titre que l'Iliade et l'Odyssée d'Homère, ces récits oraux traduisaient la culture orale de l’homme mais aussi, et surtout la prééminence de cette culture sur tous les autres modes d’expression et de communications. Au-delà et pour l’Afrique en particulier, la parole s’inscrit dans le vécu précoce de sa civilisation, dans la fonction transcendantale de la vie elle-même, dans l’évocation des formules incantatoires, les malédictions, les envoûtements et les désenvoutements, les formules de délivrance des mauvais sorts, les malédictions des empoisonnements nocturnes. C’est ce qui a poussé Eno Belinga à dire que : « pour les Africains, tout "parle" dans le monde crée par la divinité, dans le monde transformé et hiérarchisé par l’homme » C’est donc avec et par la parole que les premiers hommes de toutes les époques disaient le monde qu’ils vivaient, l’attente des récoltes, les joies devant la naissance du premier fils, le rapport avec son Dieu. C’est avec la parole vie qu’ils s’imposaient en tant qu’êtres humains. I-3 LE VÉCU ACTUEL ET LES DIVERSES FORMES DE LA PAROLE Il est certes vrai que, qu’à l’image des toutes les œuvres humaines, la parole dans l’aspect actuel des choses a évolué, se transformant en se perfectionnant c’est ainsi que Calame Griaule affirme que : L’homme a donc reçu la parole comme une inspiration subite, il lui a fallu ensuite un long apprentissage pour la développer et l’amener à sa perfection. Cet apprentissage symbolise à la fois celui de l’enfant dans la société et celui des premiers hommes qui ont perfectionné au long des siècles le langage et les techniques Il est donc possible de dire, sans se tromper que la parole, elle aussi, s’est muée pour s’accorder au temps et surtout pour optimiser sa prégnance dans la vie de l’homme. C’est ainsi que nous avons constaté, avec les découvertes scientifiques et techniques, une nouvelle utilisation de la parole dotée de célérité, de popularité, et surtout une parole multidimensionnelle. Le téléphone, moyen de communication, permet de transmettre la parole ou d’autres sons entre deux points distincts, est le premier appareil d’universalisation de l’acte de la parole. Il est le fruit de l’imagination de l’inventeur Charles Bourseul qui fut le premier à imaginer un système de transmission de la parole. Puis, c’est avec l’américain Alexander Graham Bell que le téléphone fut effectif après, l’échec de l’instrument construit par l’allemand Philipp Reis qui s’avéra inadapté à la transmission de la parole. La radio, est aussi une forme de parole publique. Après son expérimentation dans l’armée, elle prit du volume et s’élargit au grand public avec le développement de la TSF (télégraphie sans fil) en 1921-1922. Avec la télévision, dispositif de transmission instantané d’images et de sons par ondes hertziennes, la parole et sa transmission instantané se mondialisa. C’est avec les travaux de Willoughby Smith, qui montra la photoconductivité du Sélénium en 1873 que s’ouvre la vaste recherche de la télévision. Avec la mise au point du tube cathodique par Ferdinand Braun, s’en suivit la création de la première télévision en 1926 avec John Logie Baird. Aujourd’hui nous avons, les nouvelles formes de diffusion de la parole avec la vidéo ou visioconférence, le cinéma et aussi par Internet avec, aujourd’hui le e-learning, l’Internet Phone de Vocaltec . Ces quelques exemples de notre argumentaire qui ne sont pas exhaustifs, montrent comment la parole dans le vécu actuel de l’homme est incontournable. Que se soit en mer, sur terre ou dans l’espace aujourd’hui, tout est fait pour donner vie au monde. Elle est donc non seulement vie, mais omniprésence. II- L’ORALITE ET LA MONDIALISATION Mettre en rapport l’oralité et la mondialisation c’est poser la question du devenir de l’acte de la parole dans un système mondial culturellement nimbé autour de la scripturalité. C’est par extension poser la question de sa pertinence dans un monde d’échanges tous azimuts où tous les actes de la vie, bien que se faisant avec la parole, sont codifiés, réglementés, institutionnalisés, autour et avec l’écriture. Si la mondialisation se manifeste sur le plan culturel, qui nous intéresse ici, par une certaine homogénéisation des modes de consommation ( littéraire, culturelle, artistique ) que les sociologues appellent parfois par dérision la macdonalisation du monde (du nom des restaurants rapides McDonald implantés dans pratiquement tous les pays du monde), elle régit et organise le monde et plus grave encore, on ne peut s’en passer, sous peine d’être phagocyté dans tous les domaines de la vie. Dans la mondialisation, la logique veut que l’on soit au parfum des découvertes, des innovations, de la plus petite actualité et bien souvent, tout ce qui est connaissance, sagesse, invention, découverte, théorie, pratiques les plus ordinaires, se transmet par l’écriture supposée fixer, établir et normaliser les moindres actes. Que ce soit en politique avec les actes, les décisions, les arrêtés, les lois ; que ce soit dans les associations, les pancartes publicitaires, les journaux ; que ce soit la plus simple transmission de la foi, tout et tout se fait avec l’écriture qui est promue et vulgarisée à l’école obligatoire et reconnue comme un droit inaliénable pour tout homme de toute race. A l’école, bien que la transmission se fasse par la communication entre professeurs et élèves, tout est codifié, transmis, matérialisé par l’entremise de la seule écriture. Tout est régenté par la scripturalité au point où on est taxé d’analphabète si l’on ne connaît ni écrire, ni compter, ni utilisé aujourd’hui les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Peut-on dès lors rester valablement « oral » ? II-1 LA LOGIQUE D’ADAPTATION S’il est vrai que, comme l’a si bien dit Oe Kenzaburo, prix Nobel de littérature de 1994 : « Écrire c’est marcher sur une corde raide » , écrire c’est transcrire une pensée vivante en une pensée statique, fixe, sans vie. C’est retranscrire l’exactitude des informations qu’on donné. Pour paraphraser Mohamadou Kane : l’écriture nous a offert la possibilité de fixer la pensée, de la dépasser, de la diffuser . Fixer sa pensée devient la condition sine qua non pour agresser le temps, pour lui faire violence, pour perpétrer les actes culturels collectifs. L’Afrique connaît aujourd’hui avec le développement de la scolarisation, les moyens de s’adapter, de s’accommoder à la mondialisation. cependant, il existe encore aujourd’hui en Afrique, une bonne frange de la population, analphabète traditionnel (de l’écriture) et analphabète moderne (méconnaissance des NTIC). Cette frange de la population encore ancrée dans la tradition de l’oralité devient déphasée, perdue dans un monde ne faisant pas de cadeaux. Les questions de développement, la course à la recherche, au bien-être social, sont les points focaux sur lesquels il faut décider, d’engager des stratégies de célébration d’une nouvelle culture de la scripturalité en Afrique. Les conséquences de cette non-adaptation sur le plan de nos sociétés africaines sont impressionnantes. Il existe encore une élite savante en Afrique. En plus, la population analphabète ne peut s’intégrer dans la culture critique des œuvres littéraires alors que celle des sociétés traditionnelles orales possédait un droit de regard dans la critique. L’information ne passe pas à cause de l’analphabétisme des populations ; certains ne s’intéressent même pas à la chose politique parce que l’élite lettrée mystifie l’acte du pouvoir, ce qui crée des frustrations au sein de la frange n’ayant suivi aucune « Education ». La situation se complique lorsqu’on sait que l’élite « éduquée » est déracinée et perdue dans un monde en pleine marche. De surcroît extravertie, cette élite creuse volontairement un fossé entre elle et le peuple analphabète. L’Afrique en conséquence, est absente de la scène mondiale, incapable de développer des stratégies de remédiation et d’adaptation. S’il est vrai que la logique d’adaptation s’avère une chose des plus impérieuses, doit-on comme, l’Africain l’a fait et continue de le faire, s’adapter d’une manière irréfléchie ? Ne peut-il pas penser son adaptation à la mondialisation de manière à célébrer sa spécificité de manière à avoir quelque chose de particulier à offrir au rendez-vous terrestre du donner et du recevoir ? Là sont formulées les questions que ce qui suit tente de répondre. II-2 LA LOGIQUE DE DÉPASSEMENT ET IDENTITÉ CULTURELLE La logique de dépassement impose que l’on embrasse la modernité, la scripturalité, que l’on vienne à la mondialisation, au rendez-vous du donner et du recevoir en gardant ce qui fait notre être-au-monde, notre spécificité, notre identité culturelle. S’il est vrai que l’Afrique a connu l’écriture comme nous l’avons évoqué, elle a néanmoins privilégié l’oralité dans ses rapports avec sa société et son univers. En un certain sens, l’oralité est et constitue un corps de valeurs traditionnelles pour les africains et la renier, pour une simple question d’adaptation, n’a et ne saurait avoir de sens. Avant toute chose, comme l’a dit Kwamé Nkrumah « Va. Cherche ton peuple. Aime-le. Apprends de lui. Fais des projets avec lui. Commence par ce qu’il sait. Construit sur ce qu’il est et ce qu’il a » C’est avant tout rester identique à soi-même, c’est avant tout cultiver la spécificité dans la généralité, c’est avant tout poursuivre cette partie de nous même à chaque moment de notre existence qui est à l’ordre du jour. C’est cela qui prévient des pièges dans lesquels tombent les nations oublieuses et dédaigneuses de leurs cultures traditionnelles et essentielles. L'Afrique fait partie de cette triste réalité et se doit tout en intégrant la mondialisation rester « oral ». Et, c’est là que pourrait se manifester le défi imposé à l’Africain : trouver des cadres et les voies permettant tout en promouvant un corps d’actes hérité séculièrement, s’arrimer de même au monde dans lequel nous vivons et pour lequel il s’impose une logique d’adaptation non pas aliénante mais enrichissante. Nous connaissons tous les limites de l’oralité, nous pouvons nous servir donc, des expériences des autres, de leur vécu, pour modeler la partie de nous-mêmes qui peut nous apporter malheur. Par exemple, parlant de malheur, les Africains ont perçu la non efficacité de la transmission des actes collectifs culturels d’une génération à une autre à cause de la faiblisse de la mémoire individuelle et collective confrontée à l’usure du temps et de l’histoire. Même si, tout était fait, pour récréer des évènements, pour en faire des réactualisations, des relectures, tous ces évènements récréateurs ont souvent pour objet de dénaturer le texte original jusqu’à la mutation de ce texte en un texte qui ne constitue alors, qu’une pâle version, parfois, méconnaissable au milieu d’une panoplie d’autres versions parfois concurrentielles. C’est pour, perfectionner l’oralité, c’est pour la parfaire que nous devons chercher dans la mondialisation, dans la scripturalité qui est un de ces corollaires le plus prestigieux, les moyens de fixer ce qu’il faudra transmettre, ce qu’il faudra conserver, perpétrer, sauvegarder, conserver, pérenniser dans l’optique d’une plus grande efficacité et surtout, pour plus de prégnance dans la vie présente et future des générations à venir. C’est dans cette optique que Mohamadou Kane en confrontant le rapport entre Francophonie et L’oralité, a loué l’émergence de la trempe d’écrivains africains qui sont allés à la francophonie sans jamais perdre le contact avec l’oralité. Il a cité pour exemple Birago Diop et Bernard Dadié qui, se sont donnés pour impérieuse mission : « de renouveler le conte Africain, de le faire vivre dans un contexte de modernisation…Il va s’en dire que l’écriture ouvre de nouvelles perspectives à ce genre traditionnel. » Nous pouvons donc, vivre à l’ère de la mondialisation tout en restant « oral ».